L’automne 2008, c’est l’automne Edvige. Edvige, ou Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale, le nouveau fichier de police qui doit remplacer celui des RG, disparus au 1er juillet. Sauf que le fichage est élargi: on peut être intégré dans Edvige dès 13 ans, et dès qu’on est «susceptible de porter atteinte à l’ordre public». Un an après l’élection de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, l’ensemble de la gauche – protestataire, gouvernementale, syndicale, intellectuelle, etc. – y trouve l’occasion de faire son union sacrée
Les protestations se multiplient, jusqu’au Medef. Au Monde, le nouveau fichier provoque pas moins de deux éditoriaux en deux semaines, début septembre: «Non à Edvige!» et «Edvige en examen». Nicolas Sarkozy décide de reculer, mais une mobilisation est annoncée pour la Sainte-Edwige, le 16 octobre. Plusieurs actions ont lieu dans la journée, la dernière est un rassemblement Place Edouard-Herriot, à côté de l’Assemblée nationale. Il réunit un peu plus de 200 militants de la Ligue des droits de l’homme (LDH), de l’UNEF, du Mouvement des jeunes socialistes (MJS), etc. Et Julien Coupat.
«Un discret dispositif de surveillance»
Depuis 10 heures, la SDAT a mis en place «un discret dispositif de surveillance» aux abords du domicile de Julien Coupat dans le 20e – les auteurs des procès-verbaux précisent toujours «discret» ou «avec discrétion». Comme lors de chaque filature, le patron du groupe d’enquête, AL, qui signe le procès-verbal, cite les autres policiers de la SDAT affectés au dispositif – ici son adjoint, le lieutenant BM, les brigadiers SV et SS et le gardien de la paix SH. Il ajoute, là aussi comme à l’habitude, qu’ils sont «renforcés par des effectifs de la Direction centrale du renseignement intérieur» (DCRI), sans jamais donner leur nom, leur nombre, leur grade, leur affectation. La DCRI est toute entière classée secret-défense. Elle est le Godot de ce dossier: souvent citée, mais jamais vue.
A 10h40, Julien Coupat et Yildune Lévy sortent de leur immeuble. La filature commence. C’est calme. La jeune femme passe chez ses parents, ils font le plein d’essence. A l’heure du déjeuner, ils retrouvent dans un café de la rue Mouffetard AT, l’une des résidentes de Tarnac, et un homme inconnu des services. Les policiers l’appellent Xh18. Julien Coupat sort un moment. Il va dans une librairie, l’Arbre à Lettres. Dure banalité des filatures policières.
«L’intéressé bondit de la rame»
Cinq jours plus tôt, ils ont retranscrit douze heures de filature du couple: Julien Coupat était allé dans une librairie d’extrême gauche, et il était rentré et sorti plusieurs fois d’un magasin de jardinage, ayant manifestement repéré ses suiveurs, Et puis c’est tout. Ses manœuvres de repérage, dans les rues, dans le métro, dans les magasins, constituent l’essentiel des retranscriptions policières de ce mois d’octobre. Manifestement, il ne suffit pas d’écrire que le dispositif de surveillance est «discret» pour qu’il le soit. Le 17, ainsi, à Hôtel-de-Ville:
«L’intéressé se positionne alors sur le quai de la ligne numéro 11 direction Mairie-des-Lilas. Julien Coupat monte alors dans la première rame entrant à quai et se positionne au niveau de la porte de celle-ci. Arrivé à la station Arts-et-Métiers Julien Coupat sort de la rame de métro et se positionne sur le quai et alors que la sonnerie annonçant la fermeture des portes retenti l’intéressé remonte à bord de la rame observant si des individus font de même. Le métro poursuit alors son chemin jusqu’à la station Belleville où une nouvelle fois alors que Julien Coupat est resté à bord de la rame c’est au moment où la sonnerie annonce la fermeture des portes que l’intéressé bondit de la rame et se positionne en attente sur le quai observant les tiers. Cette manœuvre nous oblige alors à élargir la surveillance sur l’intéressé qui est perdu.»
«Une grosse pile de feuillets dactylographiés»
Mais, pardon, nous nous égarons avec les policiers. Restons-en au 16 octobre, donc, la Sainte-Edwige. Le déjeuner fini, Julien Coupat et ses trois compagnons rentrent dans un cybercafé. Ils y restent près d’une heure.
«A 15h35, constatons que Julien Coupat, Yildune Lévy et AT ressortent du cybercafé et pénètrent dans le magasin de copie (…), notons que Julien Coupat tient des documents dactylographiés au format A4 à la main.»
L’action s’accélère, si l’on peut dire:
«Immédiatement Julien Coupat sort d’un sac en plastique rouge une grosse pile de feuillets dactylographiés au format A4 qu’il dispose sur la table, le couple pliant en deux ces feuillets d’un nombre que nous estimons à environ 200. Un passage à proximité de la table des deux objectifs nous permet d’observer que certains de ces feuillets portent la mention « ADN » sans qu’il soit possible d’observer plus précisément ce tract.
A 16h40, constatons que le couple ayant fini son pliage et tous les feuillets ayant été regroupés dans le sac porté part Julien Coupat se lève de table, traverse la place Jussieu et pénètre dans le métro à la station Jussieu.»
Pendant 40 minutes, le fleuron de l’antiterrorisme a donc dû patiemment observer un atelier pliage de tracts pré-manif. Puis ils perdent Julien Coupat à la station de métro Jussieu. Et le retrouvent… miraculeusement, 3 km plus loin:
«Dès lors procédons à des recherches tant dans le métro qu’en surface et à 17 heures repérons le nommé Julien Coupat qui chemine pédestrement sur le boulevard Saint-Germain au niveau du numéro 266 en direction de l’Assemblée nationale, notons que l’intéressé est seul. Julien Coupat emprunte alors la rue de l’Université et débouche sur la place du Président Edouard-Herriot où se tient un rassemblement d’opposants au nouveau fichier des services de renseignement baptisé Edvige.»
«Récupérer l’un des tracts distribué»
On sent que, frustrés ou assoupis, les policiers tiennent enfin un peu d’action, au risque d’abuser un chouïa de l’adverbe «immédiatement»:
«Julien Coupat pénètre alors immédiatement au sein du rassemblement où il rejoint la nommée Yildune Lévy ainsi qu’AT et Xh18. Immédiatement Julien Coupat sort de son sac les feuillets qu’il a plié un peu plus tôt avec AT et les distribue au sein du rassemblement. Donnons pour instruction à l’un des effectifs du dispositif de surveillance qu’il se place au sein de la manifestation dans le but de récupérer l’un des tracts distribué par le nommé Julien Coupat, une fois cet élément récupéré, le saisissons et le plaçons sous scellé.»
Ce tract, «un premier examen (…) permet de déterminer qu’il traite du fichage ADN et d’une procédure actuellement traitée par le service conjointement avec la section antiterroriste de la brigade criminelle concernant les agissements de la mouvance anarcho-autonome d’Ile-de-France.» Le texte est encore disponible aujourd’hui sur le Net
«Tentant de faire dégénérer la situation en secouant les barrières»
Le problème, c’est que les mis en examen dans ce dossier sont là. Et ils connaissent certains membres de la SDAT. L’un d’eux est avec un photographe, qui prend les «personnes se tenant aux abords», c’est à dire les policiers. Et là, vient une scène importante:
«Observons que cette manœuvre étant détectée par les gendarmes mobiles chargés du maintien de l’ordre lors de ce rassemblement ceux-ci se portent à la hauteur du photographe et d’IH. Alors que les forces de l’ordre tentent de procéder à un contrôle sur ces personnes constatons qu’immédiatement Julien Coupat se porte à hauteur du rassemblement qui s’est formé autour de ce contrôle tentant de faire dégénérer la situation en secouant les barrières installées autour de la place du Président Edouard-Herriot. Mais l’un des organisateurs de la manifestation intervient pour calmer la situation.»
Cette action violente, malheureusement, n’apparaît pas sur les photos des policiers, qui montrent un rassemblement tranquille (la moyenne d’âge est assez élevée). Pas plus que sur les images des observateurs extérieurs:
Elle passe relativement inaperçue des autres manifestants, aussi.
«Téléphone arabe» judiciaire
Tout cela peut sembler anodin, et pour bien comprendre son importance, il faut revenir au point de départ de l’enquête: la possibilité de la violence. Les policiers savent que Julien Coupat a participé à des rassemblements de protestations lors de sommets internationaux, ils se sont intéressés à son voyage en Grèce, en septembre, mais ils n’ont pas d’éléments sur son implication dans le volet «lutte contre les forces de l’ordre» de ces contre-sommets. Après tout, pour des centaines de participants altermondialistes, l’action la plus violente lors de ces grands raouts a peut-être été d’utiliser des toilettes sèches pendant plusieurs jours consécutifs.
L’anecdote du 16 octobre va donc être largement utilisée par les magistrats par la suite. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris décrit même, deux ans plus tard, par un mystérieux effet de «téléphone arabe» judiciaire, un Julien Coupat «prenant à partie les gendarmes mobiles» – ce qui aurait été pour le moins téméraire de sa part.
Un épisode similaire va se reproduire, quinze jours plus tard, lors d’une manifestation à Vichy. Avant cela, un événement, en Moselle, va passer totalement inaperçu des services antiterroristes. Un sabotage de caténaire sur une ligne TGV.