Il est 23h40, le 8 novembre 2008. Julien Coupat et Yildune Lévy dorment dans leur voiture, sur une zone industrielle du Trilport (Seine-et-Marne). Ils sont suivis, selon la SDAT, par une vingtaine de policiers. Soudain, la filature reprend.
épisode
#173h50-4 heures du matin… Lorsque la voiture de Julien Coupat et Yildune Lévy repart, ce 8 novembre 2008, selon le PV, après quatre heures de sommeil, la filature s’accélère. Beaucoup trop. Selon les policiers, ils mettent dix petites minutes pour se rendre immédiatement aux abords de la voie ferrée, à Dhuisy/Coulombs-en-Valois. Cela représente 26 km sur des routes de campagne, à une bonne moyenne de 160 km/h. Tout simplement impossible.
«Le 8 novembre 2008, à 3h50, constatons que le véhicule allume ses feux et démarre en direction de La Ferté-sous-Jouarre. Il chemine à allure normale sur la RN3, puis tourne à gauche en direction de Montreuil-aux-Lions. (…) Le véhicule emprunte dans Dhuisy la direction de Germigny-sous-Coulombs sur la voie communale V4, après l’intersection avec la RD23. Après un kilomètre, le véhicule oblique à gauche dans la voie dans laquelle il avait été observé à 21h05. Eu égard au comportement atypique du véhicule et à l’isolement des lieux, décidons d’élargir le dispositif de surveillance mis en place en nous positionnant aux abords de la RD23, il est 4 heures.»
Et en plus, les policiers ont pris la peine de préciser « il chemine à allure normale». En 2010, la SDAT doit manger son chapeau. C’est une «unique erreur matérielle de prise de note au moment du départ du véhicule de son lieu de stationnement à Le Trilport, erreur aisément compréhensible lorsque l’on sait que les chiffres « 3 » et « 5 » peuvent facilement être confondus non seulement en raison de leurs dessins approchants, mais aussi eu égard aux circonstances nocturnes de cette prise de note.»* Soit.
A 4 heures, donc, la voiture tourne «dans la voie dans laquelle il avait été observé à 21h05». Le petit chemin en pleine campagne, plusieurs centaines de mètres avant les voies ferrées?
En fait, non, pas du tout, vu ce qui suit:
«A 4h05, une approche piétonne des lieux, à savoir, de la RD23 en direction de Dhuisy au niveau du pont de chemin de fer, nous permet de constater la présence du véhicule, stationné tous feux éteints sur l’entrée de la voie de service sise quelques mètres avant le pont de chemin de fer, sur le côté gauche de la chaussée. Il nous est impossible de distinguer si le véhicule est occupé ou non.»
La voiture se trouverait donc à l’endroit où il a été observé à 20h30, sur une des voies de service qui longent le TGV-Est. C’est le seul moment où cet endroit a déjà été explicitement cité. Mais, bizarrement, les policiers ont décidé de faire référence à 21h05, heure à laquelle ils reconnaissent, en 2010, que la voiture se trouvait sur un petit chemin de campagne, et pas du tout là.
Il y a enfin l’approche piétonne, lors de laquelle les policiers en ont trop vu, ou pas assez.
AL s’en explique en 2010:
«C’est ainsi que le premier véhicule de surveillance (qui sera appelé véhicule 1) qui s’était engagé dans la voie parallèle à celle empruntée par le véhicule Mercedes maintenant ainsi un visuel ponctuel sur ce véhicule a progressé dans le même sens en direction de la RD 23 mais alors qu’il se trouvait à environ 500 mètres de cet axe et n’observant plus le halo des feux de la Mercedes dans la campagne s’est stationné sur cette voie dans un creux formé par la route au niveau de la ferme de Boyenval sise sur la commune de Coulombs-en-Valois ce afin de ne pas être vu de la route parallèle qu’empruntait le véhicule Mercédès.»*
Lieu du sabotage de la ligne TGV-Est, le 8 novembre 2008.
«Le chauffeur du véhicule 1, comprenant que n’ayant pas été annoncé par ses collègues le véhicule suivi s’était manifestement arrêté dans la voie longeant la voie ferrée, toujours par souci de discrétion, a quitté son véhicule qui était dissimulé dans un creux formé par le relief et s’est avancé à pieds sur la route afin de remonter en haut d’une butte formée par la chaussée et de progresser en direction de la RD 23 dans le sens de progression initial du véhicule suivi. C’est après avoir parcouru plusieurs centaines de mètres que le fonctionnaire a pu distinguer brièvement à l’aide de matériel d’intensification de lumière le véhicule Mercedes qui était stationné dans la voie d’accès à l’emprise SNCF, environ une centaine de mètres avant de déboucher sur la RD 23.»*
AL parle de lui à la troisième personne: le chef de groupe était bien ce «chauffeur», il le reconnaît en 2012**. Par ailleurs, on peut souligner la remarquable discrétion du moteur du véhicule de la SDAT. Malgré ses déplacements littéralement sous les fenêtres de la ferme de Boyenval, en pleine nuit, les habitants n’ont «rien vu d’anormal», selon l’enquête menée par les gendarmes dans les heures qui suivent le sabotage (voir l’épisode 15).
A 4h20, la Mercedes quitte les lieux. C’est le branle-bas de combat… sauf sur la borne téléphonique située à l’aplomb du site: aucun numéro de policier n’est signalé avant 4h39.
«A 4h20, constatons que le véhicule allume ses feux, et s’engage sur la RD23 en direction de Dhuisy. A cet instant, donnons pour instruction au reste du dispositif de surveillance de poursuivre la filature du véhicule et nous positionnons à l’entrée de la voie de service sise au pied du pont de chemin de fer, à l’endroit exact où le véhicule a été observé à l’arrêt. Procédons à un encerclement piéton des abords immédiats des lieux dans l’attente de l’annonce par le reste du dispositif de l’éloignement du véhicule utilisé par Julien Coupat. (…) A 5 heures, le véhicule quitte Meaux et poursuit son cheminement en direction de Paris. A cet instant, renouvelons nos instructions au reste du dispositif de surveillance aux fins de poursuite de la filature du véhicule et décidons de gagner la RD23, sur la commune de Dhuisy en direction de Germigny-sous-Coulombs. Procédons à une minutieuse recherche aux abords immédiats de la voie ferrée et du pont de chemin de fer. Elle ne nous permet de découvrir aucun élément susceptible d’intéresser l’enquête. Précisons que cette recherche est très malaisée en raison de l’obscurité.»
Cette partie n’est pas la moins étrange du récit. «L’encerclement piéton des abords immédiats des lieux» aurait duré quarante minutes, pendant lesquelles les policiers seraient restés… immobiles. Et pourquoi préciser ensuite «décidons de gagner la RD23», alors que, précisément, le rédacteur du PV assure qu’il y est resté? Surtout pour écrire une nouvelle erreur – «en direction de Germigny», alors que la RD23 rejoint Coulombs-en-Valois. Comment peut-on «gagner» un endroit où l’on est déjà?
Le clou du spectacle vient ensuite, dans une «gerbe d’étincelles», comme il se doit:
«A 5h10, constatons le passage sur la voie ferrée d’un train à grande vitesse. Indiquons que lorsque le train passe à l’aplomb exact du pont de chemin de fer, se produit une gerbe d’étincelles accompagnée d’un grand bruit sec. Voyons le caténaire se détendre puis se retendre. Le train semble poursuivre son cheminement sans encombre. Dès lors, quittons les lieux et regagnons la RN3. Faisons immédiatement aviser l’état-major de la direction centrale de la police judiciaire et rendons compte des faits que nous avons observé aux abords de l’intersection de la RD23 et de la voie de chemin de fer. Demandons que soient immédiatement avisés des responsables de la SNCF, et que soit opérée une inspection des lieux par des agents qualifiés.»
C’est probablement le comble du PV. Les policiers ont donc effectué une recherche aux «abords immédiats de la voie ferrée et du pont de chemin de fer», à la fois «minutieuse» et «très malaisée en raison de l’obscurité», ce qui dénote d’un art consommé du paradoxe. Ils ne trouvent rien. Mais ils assistent au passage d’un train, qui provoque «une gerbe d’étincelles» et un «grand bruit sec». Ils voient la «caténaire se détendre puis se retendre». Par contre, ils ne voient pas le crochet dont on sait aujourd’hui qu’il est resté sur la caténaire.
Et le premier réflexe des policiers, devant cet événement suffisamment étonnant pour qu’il soit mentionné dans le PV, événement qui se produit après que deux membres d’une «structure clandestine anarcho-autonome entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger et projetant de commettre des actions violentes dans le but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation», selon les mots du patron de la SDAT (voir épisode 6), aient passé 20 minutes sur les lieux? Eh bien, ils s’en vont. Tout de suite, sans même attendre l’«inspection des lieux par des agents qualifiés» qu’ils appellent de leur voeux.
Ils ont attendu 40 mn avant de commencer les recherches, mais ils ne peuvent pas tenir une seconde de plus après le passage du train. L’urgence, c’est la poubelle de Trilport, dans laquelle des objets ont été jetés… sept heures auparavant. Le lieutenant BM, signataire du PV, le confirme en 2010:
«Après avoir franchi les deux portails l’ensemble des effectifs ont quitté la zone immédiatement afin de se rendre sur la commune Trilport et de procéder à des recherches dans la poubelle où Julien Coupat avait été observé jetant des objets quelques heures auparavant.»
Les policiers ont même fait vite: le train est passé à 5h10, puis ils ont constaté la gerbe d’étincelles, se sont coordonnés par radio ou téléphone (l’examen du trafic témoigne d’un échange à 5h12) pour prendre les voitures et ont fait les 25 km qui les séparent du Trilport en 18 minutes chrono, alors que le seul trajet en voiture prend… 27 minutes, affirme la SDAT elle-même en 2010.
«A 5h30, entrons dans le village de Le Trilport, et nous positionnons à proximité de la poubelle publique sise à l’angle de cette voie et de la rue du Général de Gaulle, poubelle dans laquelle Julien Coupat a été vu déposant des objets hier à 22h35. Sommes avisés par le dispositif de surveillance assurant la filature que le véhicule poursuit son cheminement sur la RN3, en direction de Paris et se trouve actuellement sur la commune de Bondy. Dès lors, nous portons à hauteur de la poubelle et constatons que le fond est exclusivement rempli de sacs poubelles de couleur noire. Notons en revanche que plusieurs objets se trouvent déposés sur ces sacs [on y reviendra… NDLA]. A l’issue de ces découvertes, quittons les lieux.»
L’«ensemble des effectifs» est donc là? Pas tout à fait. Pas de chance, l’examen du trafic téléphonique montre que le chef de groupe, AL, a passé deux coups de fils, en 5h23 et 5h25, à Dhuisy. Il n’était pas au Trilport. Qui a fouillé la poubelle, alors? BM, qui avait fait tout le reste de la filature dans le même véhicule que AL, assure en 2012: «Moi, assisté de certains collègues du dispositif.»** Le chef de groupe est donc resté seul dans la campagne, son téléphone à la main… tout ça pour passer deux coups de fils plus que succincts à son chef, le patron de la division nationale de répression du terrorisme international (DNRTI): 71 secondes, puis 34 secondes, et un troisième de 3 secondes à un deuxième numéro. On peut imaginer que BM lui a quand même laissé la voiture.
Mais il n’est pas certain que BM ait été moins seul pour fouiller la poubelle au Trilport, puisqu’aucun des policiers interrogés par la suite ne reconnaît avoir été là. Ni à la SDAT, ni à la DCRI. Le PV 104 atteint maintenant sa fin. Ça vaut peut-être mieux.
«Dès lors, donnons pour instruction aux effectifs ayant poursuivi la surveillance du véhicule utilisé par Julien Coupat de mettre fin à celle-ci et de regagner le service. Ils nous indiquent que le véhicule vient de quitter la RN3 et qu’il s’engage sur le boulevard périphérique intérieur. Il est 5h50. Dont procès verbal que nous signons ainsi que les fiches des scellés ainsi constitués à 5h55.»
Il est 5h55, mais il faudra quinze heures à la SDAT pour faire le rapprochement avec la paralysie du réseau TGV qui frappe la France ce 8 novembre. Ce n’est pas le moindre des paradoxes.
*procès-verbal de réponse au soit-transmis du juge d’instruction du 4 mars 2010.
**premières dépositions de témoins assistés réalisées en février et avril 2012 dans le cadre d’une information judiciaire ouverte pour «faux et usage de faux en écriture publique» à Nanterre. La procédure a fait l’objet d’un non-lieu en janvier 2014.
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Après le sabotage de trois lignes TGV le 8 novembre 2008, Julien Coupat et ses amis sont ciblés. En trois jours, les policiers de la SDAT ont préparé une vague d'interpellations pour le 11 novembre. Ils ont sept mandats de recherche, et la possibilité de perquisitionner douze logements, à Tarnac, Rouen, et Paris, et Baccarat.